V
La poubelle s’était écrasée contre le mur et avait rebondi plusieurs fois sur le trottoir, répandant son contenu d’épluchures et déchirant le silence de la petite rue de son fracas de fer-blanc. Comme d’une gifle d’eau froide sur le visage, Joseph avait eu brusquement besoin de ce vacarme roboratif. Alors, il avait couru deux enjambées et avait frappé de toutes ses forces cet objet stupide.
Un chien aboya derrière une porte cochère.
Rue Pastourelle, IIIe arrondissement. Que faisait-il ici ? Il avait réussi à se perdre, une nuit comme celle-ci ! Il avait certainement traversé le boulevard de Sébastopol, comment avait-il pu ne pas s’en apercevoir ? Pourquoi n’avait-il pas redescendu les Champs-Élysées et la rue de Rivoli ? C’était pourtant la route la plus simple pour retourner à l’Hôtel-Dieu. Au lieu de cela, il s’était laissé aspirer par le néant des rues sans éclairage. Il avait marché à grands pas, tout droit, avalant l’obscurité pour noyer sa soif de vide.
Il s’arrêta un instant pour laisser taire le chien et reprendre un peu son souffle. Les noms, les visages, les espoirs ne s’étaient pas laissé purger et s’affairaient comme jamais à reprendre le contrôle de ses idées.
Il y avait Marcel sous sa couverture de laine. Marcel au royaume des cieux qui pouvait voir de ses yeux ce que les théologiens et les philosophes gâchaient leur vie à essayer d’imaginer. Joseph devait le retrouver au plus vite et entendre son histoire avant qu’il ne parle plus. Il avait tant de questions à lui poser et si peu de temps encore pour le faire. Il reprit sa marche empressée.
Il y avait aussi son carnet posé sur le bureau, à côté de Marcel. Sa théorie, la Vérité derrière laquelle courrait l’humanité et que lui, Joseph Sterbing, avait apprivoisée entre deux couvertures de carton. Il voyait sa propre vie sur ces pages griffonnées. La gloire et la controverse, les admirateurs et les adversaires. Son nom à jamais associé à la découverte d’un nouveau monde comme un Christophe Colomb de l’Au-delà.
Au bout de la rue, un homme qu’il n’avait pas vu poussait une lourde charrette à bras. Une lampe, à l’avant, éclairait le sol. L’équipage cahotant baladait devant lui cette tache de lumière bien ronde qui, d’un côté, faisait renaître au monde les grilles d’égout et les papiers gras et, de l’autre, les renvoyait au néant de la nuit. Se rapprochant, Joseph contempla le défilement de la chaussée dans le cercle lumineux. Il vit le Paradis et les Enfers glissant sur la surface du monde, éclairant les âmes de leur tache de béatitude ou de terreur. Il vit les royaumes célestes danser sur le globe terrestre semblables à ce cercle de lumière. Voilà donc à quoi se résume le jugement des âmes, pensa-t-il. À l’heure de votre mort, dans quelle lumière serez-vous ? Mourez sous les feux du Paradis et vous serez sauvés ! Mourez l’instant d’après, quand le cercle sera passé, et vous serez perdus à jamais dans les ténèbres du purgatoire – le noir de la chaussée qui, sous ses yeux, avalait les papiers gras.
« Bonsoir curé, je peux aider ? »
L’homme à la charrette s’était arrêté en apercevant la silhouette de Joseph sortie de nulle part. C’était un vieil homme tout sec à force de pousser sa carriole. Une luciole incandescente s’agitait au bout du mégot que le grand-père gardait collé à la lèvre.
« Qu’est-ce qu’un curé fabrique à cette heure-ci dans les rues de Paris ?
— Je me suis perdu.
— Ah ben ça, vaut mieux avoir une carte quand on se balade où on connaît pas ! Et il va où, le curé ?
— Je viens des Champs-Élysées et je rentre à l’Hôtel-Dieu.
— L’Hôtel-Dieu ! Mais c’est l’île de la Cité, ça ! C’est pas du tout par ici !
— Vous pourriez me montrer le chemin ? »
Le vieux avait manœuvré son équipage pour se rapprocher et arborait un vaste sourire édenté depuis qu’il avait découvert sur ce curé le visage d’un jeune homme qui aurait pu être son petit-fils.
« Facile, gamin ! Tu prends à droite puis c’est tout droit jusqu’à la Seine. Là, tu attrapes le premier pont et tu y es ! Tu en as pour un bon quart d’heure. »
Joseph avait pivoté et visait la prochaine rue qui le ramènerait à sa morgue. Son esprit n’avait pas quitté Marcel, et déjà, ses idées reprenaient leur cours. Le vieux n’avait existé que dans un arc réflexe qui avait infléchi sa trajectoire sans mobiliser ses pensées davantage.
« Tu veux une patate, fiston ? »
Le mot fit céder une digue tout au fond de son crâne, du côté des pulsions primaires. Une forte odeur de pomme de terre déferla sans prévenir jusqu’à s’infiltrer dans les détours de son cerveau affamé. Ramené au monde par ce simple besoin de manger, il aperçut sur la charrette l’ombre d’une chaudière à bois.
« J’ai fini ma journée et il m’en reste une que j’ai pas vendue. Tu la veux ? »
Le vieux avait enveloppé le tubercule encore chaud d’une feuille de papier journal. Submergé par l’odeur de la peau grillée et les images de purée au beurre, Joseph fouilla les poches de sa soutane.
« Je n’ai pas un sou sur moi.
— Alors c’est cadeau ! Tu feras une prière pour le vieux Jeannot ! »
Joseph lui serra le bras en empoignant la pomme de terre.
« D’accord, grand-père, je mets ça au compte du denier du culte ! »
Il rit de bon cœur et s’assit sur le bord de la charrette en croquant à pleines dents ce festin providentiel.
« C’est pas une heure pour un curé !
— Je vous l’ai dit, je rentre à l’Hôtel-Dieu.
— Tu crèches à l’hôpital ?
— Non, pas vraiment. J’y travaille seulement.
— Et il y a quoi comme messe à cette heure-ci ?
— Je veille les morts.
— Ah, forcément ! Du coup, t’as pas d’horaires. Mais ils peuvent pas attendre demain matin, tes morts ? À ton âge, faut se coucher tôt. À mon avis, ils sont pas à six heures près. »
Joseph rit de plus belle. Le rire s’accommodait bien avec le goût de la pomme de terre.
« Tu es bizarre, fils. Moi, à ton âge, je traversais Paris pour retrouver ma belle, pas pour aller compter fleurette à des macchabées ! Mais bon, je comprends que les filles, c’est pas ton truc ! »
Il frappa la cuisse de Joseph, l’air désolé, puis s’esclaffa dans une explosion de postillons. À son tour, Joseph lui renvoya une bourrade comme pour relever le défi.
« Eh bien, détrompe-toi, grand-père ! Figure-toi que j’aime une jeune fille et que je compte bien l’épouser ! »
Le vendeur de patates s’immobilisa tout à trac, la mâchoire prognathe et la bouche béante, prête à recevoir ses deux gros yeux écarquillés qui semblaient sur le point d’y tomber. Joseph bondit de la charrette pour mieux le voir et laissa éclater son fou rire.
« Ferme la bouche, mon vieux, hoqueta-t-il. Je disais ça pour rire. Tu vois bien que je suis un curé ! »
Le grand-père resta ébahi un instant puis se joignit à la rigolade.
« Ben dis donc, t’es un comique toi ! Je regrette pas ma patate. C’est pas tous les jours que je me marre comme ça !
— Allez, grand-père, rentre chez toi. Je dois y aller aussi. Mon hôpital m’attend.
— Salut, fils. Et fais la bise à ta mignonne ! »
Il ponctua d’un clin d’œil appuyé et remit la carriole en branle.
Joseph retourna à l’obscurité où il n’était plus tenu de sourire. Il courut même pendant quelques mètres mais ses images le rattrapèrent. Un manteau bleu, un œillet rouge, une mèche blonde sur le lobe d’une oreille. Alors il courut encore et ne s’arrêta plus avant la Seine.
Arrivé au pont d’Arcole, il reprit haleine devant l’alignement des réverbères. L’orgue de barbarie était rentré se coucher. La balustrade avait retrouvé la froideur du fer, de la mort glacée qui attendait ceux qui l’enjambaient. Avec Lucille, il l’avait traversé mais, maintenant qu’il était seul, l’épreuve lui semblait insurmontable. Il pensa à ce que lui coûterait un détour par le pont Notre-Dame. C’était trop bête. Ce n’était qu’un pont. Il suffisait qu’il chasse le visage blanc de sa mère, qu’il évite de regarder sur les côtés, qu’il oublie les eaux noires qui coulaient sous ses pieds.
Comme il cherchait à vider son esprit, l’image de l’homme au melon lui revint. Il se retourna brusquement croyant surprendre Éloïs embusqué sous un porche. Longtemps, il resta ainsi à scruter les ombres. Deux cyclistes passèrent. Des policiers, sans doute. Était-il si tard pour qu’aucune voiture ne circule plus dans Paris ?
Il se souvint des deux jumeaux marchant devant lui, du costume de petit fonctionnaire impeccable accroché au bras du manteau bleu. Et il se remit à courir, mais vers le pont Notre-Dame. Pas question de traverser ici, pas question d’affronter ses souvenirs ni les âmes des suicidés remontant de sous le pont. Pas question non plus de pousser à nouveau la petite porte en fer.
Le parfum de la morgue lui fut une délivrance. Le corps a une mémoire insoupçonnée. Joseph entra dans la grande salle comme un bijou retourne à son écrin de soie.
Sans prendre la peine de saluer les deux rangées de draps blancs, il se dirigea tout droit vers la civière métallique, contre le mur du fond. Levant sa lampe à pétrole d’une main, il tira sans attendre la grosse couverture, soulagé de se trouver enfin là où il devait être.
Une odeur puissante lui sauta au visage. Il sourit. Le ventre de Marcel s’était dégonflé et lui avait rendu sa silhouette de petit garçon. La mort n’est pas tendre avec sa progéniture. C’est une mère vulgaire qui ramène à la trivialité. Il replaça la couverture avec pudeur puis écarta une mèche tombée sur les yeux cousus de l’enfant. Sans y penser, il l’embrassa sur le front.
« Marcel, chuchota-t-il, je suis revenu. »
Puis il se redressa et patienta un peu sans lâcher du regard les deux paupières endormies.
Le calme de la pièce lui pesait. Bientôt, il n’entendit même plus le chuintement de la lampe. Il se sentait prisonnier d’une chambre sourde, bloqué entre les parois de verre d’un sablier colossal, peu à peu enseveli par l’écoulement infini de flocons ouatés.
À quoi bon feindre la sérénité puisqu’il était seul ? Il avait su avant même d’entrer dans cette salle que Marcel ne lui répondrait pas. Les oreilles pleines des battements de son cœur, il serra les poings pour tenter de calmer ses muscles empressés. Puis, il frappa du bout des doigts la petite joue durcie par les journées sans vie.
« Marcel ! Il faut que tu me répondes ! C’est moi, Joseph ! Tu dois me parler maintenant ! »
Joseph s’était cru impatient mais il était inquiet. Deux semaines après la mort de Marcel, voilà qu’il craignait de le perdre. Il approcha son visage comme pour lui communiquer son souffle. Le reflet de la lampe, un peu trop vif sur la peau, trahissait la corruption des tissus. Entre les longs cils noirs de chérubin courait, presque invisible, le fil de soie blanc de sœur Marie-Pierre.
Joseph sursauta. Bon sang ! Marcel était là. Il voulait lui parler. Il voulait le regarder mais il était prisonnier de ces yeux suturés.
Maudite Marie-Pierre ! Foutue bonne sœur prête à torturer un enfant pour rendre son visage présentable. Et présentable à qui d’abord ? Il n’avait que lui, le pauvre Marcel.
Joseph s’était précipité vers un meuble de bois sur lequel sœur Marie-Pierre avait noté de son écriture d’institutrice un pédant Thanatopraxie sur une étiquette à carreaux. Il arracha le grand tiroir et fouilla de ses mains tremblantes l’enchevêtrement métallique des pinces, des aiguilles et des crochets. Le temps d’attraper un petit scalpel en inoxydable et il était revenu au chevet de Marcel.
Sa raison lui criait que ça n’avait pas de sens, que ce n’était pas ces yeux-là qu’il voyait quand il parlait aux morts, que derrière ces paupières closes il ne trouverait que deux baudruches flétries déjà vidées de leur humeur. Mais il ne voulait pas l’entendre. Il fallait qu’il agisse, qu’il aide Marcel de quelque manière que ce soit.
Mais alors qu’il approchait le métal bleu du scalpel, soudain, Marcel ouvrit les yeux. À travers la lame acérée, son regard trouva instantanément celui de Joseph, qui lâcha le couteau sur le sol dans un réflexe coupable.
Ces yeux-là rayonnaient l’épouvante. Un regard perçant qui inoculait sa terreur. Insensiblement, les pupilles noires et profondes se mirent en mouvement sur le visage subjugué de Joseph. Elles longèrent ses sourcils, se laissèrent guider par l’arête du nez avant de s’arrêter sur ses lèvres. Le silence amplifiait l’angoisse prisonnière de ce regard d’enfant.
Joseph aurait voulu le serrer dans ses bras, remercier le Bon Dieu de lui avoir rendu son ami mais il y avait dans ces yeux une urgence qui le retint.
« Parle-moi, Marcel. Où étais-tu ? Je t’ai attendu, tu sais ? Je suis là maintenant. N’aie pas peur. »
Mais Marcel n’était plus qu’un regard prisonnier d’un cadavre, une âme muette qui implorait le secours par ces yeux exorbités.
« Que se passe-t-il ? Marcel, tu me reconnais ? Je suis Joseph. Je suis ton ami. Parle, parle donc ! »
Joseph lui avait saisi les épaules pour l’arracher à ce silence épouvantable. Sous ses doigts, un craquement lui fit lâcher prise.
« Bon sang, mais dis quelque chose ! Tu dois m’obéir maintenant ! Parle ou je quitte la pièce et je te laisse tout seul et il sera trop tard pour me rappeler ! »
Il laissa retomber l’écho de sa voix, détournant les yeux de ce regard qu’il ne supportait plus.
Il se souvenait avoir convaincu Marcel de tenter cette expérience. Il lui avait décrit le Départ, le Voyage, et comme il serait seul, là-bas. Il se souvenait que le gosse avait pris cela avec son courage d’enfant qui n’y comprenait rien. Et même si après tout Marcel aurait bien fini par mourir et se perdre là où il était maintenant, Joseph se sentait infiniment coupable face à ces yeux accusateurs.
Puis il y eut un sifflement. Une note aiguë, interminable. Une minuscule plainte qui montait de sous la couverture. Au fond de la poitrine de l’enfant, une chaudière de désespoir cédait sous la pression. Une impuissance trop accablante pour rester muette et qui se décidait enfin à lancer un signal.
Joseph se précipita pour coller son oreille aux lèvres glacées.
« Parle, Marcel. Parle !
— Je ne peux pas. »
C’était lui. Ce filet de voix dérisoire, c’était son âme qui revenait enfin.
« Si ! Tu peux parler ! Je t’entends. Continue. Ne t’arrête surtout pas.
— J’ai si peur, Joseph. »
Ce n’était pas le chuchotement d’un gamin qui ne veut pas se faire surprendre par l’instituteur. C’était une plainte horrible, un cri de douleur contenu par un effort inhumain.
« Ils sont juste à côté de moi. »
Joseph regarda brusquement les alentours de la civière. Il n’y avait que le repos des mortes de l’après-midi dans leur bain de senteurs désinfectantes.
« Qui, Marcel ? De qui as-tu peur ?
— Ce sont des démons, Joseph. Des démons de l’Enfer. Ils m’ont capturé. Ils vont me faire du mal. »
Joseph s’était couché sur le corps de Marcel comme une mère tente de réchauffer un fils à l’agonie. La joue collée à celle de l’enfant, il offrait maintenant toute sa force pour capter les syllabes mourantes.
« Qui sont-ils, Marcel ? Où es-tu ? Pourquoi t’ont-ils capturé ?
— Tu m’avais promis que je serais sauvé, Joseph. Tu l’avais calculé dans ton cahier. Pourquoi je suis ici ? Tu t’es trompé. Je sais que tu t’es trompé.
— Si tu peux voir, si tu peux entendre, c’est que tu as échappé au purgatoire. Je ne me suis pas trompé. Tout va s’arranger.
— Je suis en Enfer. À cause de toi.
— Dis-moi qui sont ces gens qui t’ont capturé. Que veulent-ils ?
— Tu m’avais dit que ce serait bien, la mort. Que je n’aurais plus faim, que je n’aurais plus mal. Mais ce n’est pas comme tu as dit, Joseph. Je veux rentrer avec toi. »
Les mots disparurent à nouveau dans la plainte suraiguë. Mon pauvre petit, pensa Joseph. Il le repeigna de ses doigts tremblants, lui traçant une coiffure d’enfant sage, avec une raie sur le côté. Le rythme régulier de la caresse chassa doucement les pleurs.
Pauvre petit. Le repos éternel n’est qu’une invention d’adulte pour endurer les souffrances du monde. Après la mort, il faut vivre encore. Et ce n’est pas plus facile pour un gamin des rues de s’en tirer là-haut qu’ici-bas.
N’aie pas peur, Marcel, tu es libre à présent.
Il pensa à sa mère couchée à ses côtés. Il connaissait la détresse de Marcel. La peur d’être seul. L’angoisse de l’enfant perdu. Il saisit les petits doigts sans se soucier de leur rigueur glacée.
« Je suis là pour t’aider. Je ne te quitterai pas. Dis-moi ce qui s’est passé. Il ne peut plus rien t’arriver maintenant. »
Dans le murmure qui lui répondit, les mots avaient repris un peu d’assurance.
« Je suis sorti de l’hôpital comme tu m’avais demandé avant-hier. Mais ils m’attendaient dehors et ils m’ont attrapé.
— Qui, Marcel ? Dis-moi qui !
— Des démons. Des ogres. Avec des crocs, avec des cornes, avec des griffes et des sabots. Avec du feu dans les yeux et du sang partout sur le corps. Le sang des enfants qu’ils ont dévorés !
— Garde ton calme. Est-ce qu’ils t’ont fait mal ?
— Non, pas encore. Mais j’ai si peur ! Qu’est-ce qu’ils vont me faire ? Tu le sais, toi ?
— Tu es mort, Marcel. Souviens-toi, nous en avons tant discuté avant ton départ. Ton corps est ici, avec moi. Ton âme ne peut plus souffrir. Tu ne dois pas avoir peur.
— Tu es sûr ?
— Certain, lâcha-t-il après une trop longue hésitation. Continue. Décris ce que tu as vu.
— J’étais dans la rue. Il y avait des fantômes partout qui marchaient en tous sens sans me regarder. Au début, j’ai appelé à l’aide mais personne n’est venu, personne ne s’est arrêté. Les démons m’ont demandé de ramasser un vieux chapeau qui traînait par terre.
— Un chapeau ? Pourquoi ?
— Je n’en sais rien. Je l’ai pris et ils ont eu l’air satisfaits. C’est ce qu’ils attendaient. Après, ils m’ont demandé de le remettre à terre. Puis ils m’ont emmené.
— Ils t’ont dit comment ils s’appelaient ?
— Non. Je ne peux rien leur demander. Ils me traînent comme leur chien. Ils ne me parlent pas et ils ne veulent pas que je pose des questions.
— Mais alors, tu étais dans la rue ? À quoi ressemble le monde autour de toi ?
— Il ressemble à l’Enfer. Il y a des gens qui se cachent dans des trous. Des gens qui ont peur. Des damnés. J’ai vu une armée de misérables emmenée par des démons comme un troupeau à l’abattoir.
— Tu as vu tout ça dans les rues de Paris ?
— Oui. On a beaucoup marché, tu sais. L’Enfer ressemble à la vraie vie. J’ai l’impression d’être à Paris. Mais tout est faux ! C’est un piège. En fait, on sent la mort partout. L’air est puant. Tout est gris comme avant l’orage. Et puis, il n’y a plus de bruit ici. On voit passer des fiacres sans chevaux qui foncent sur les pavés, mais on n’entend rien. J’ai même pensé que j’avais la tête sous la couverture et que j’allais me réveiller. J’ai l’impression de faire partie d’un autre monde que celui que voient mes yeux.
— Et maintenant, où es-tu ?
— Ils m’ont emmené dans un immeuble et… »
Sans en avoir conscience, peu à peu, Joseph avait oublié la terreur de l’enfant. Il était redevenu le découvreur qui décortique le témoignage d’un patient anonyme. La soudaine interruption de Marcel lui fit d’abord froncer les sourcils.
« Eh bien quoi ? »
Les yeux de l’enfant s’étaient refermés, cousus comme ils l’avaient toujours été.
« Non, Marcel, pas ça ! Ne t’arrête pas ! Reviens ! »
Il criait à mi-voix aux oreilles mortes du cadavre. Il releva sa lampe et scruta la pièce endormie. Que s’attendait-il à y voir ? Un démon entre les tables de bois ? Une troupe monstrueuse venue l’emporter chez les morts ? Il récupéra le scalpel sur le sol et ne le lâcha plus. La grande salle ne lui était plus aussi familière. Il eut envie d’allumer toutes les lampes mais il ne pouvait se résoudre à se lever de cette civière.
« Marcel ? Ils sont encore là ? Parle-moi si tu peux mais ne prends pas de risque. Je vais attendre. »
Il chuchotait le plus doucement qu’il put. Puis il concentra son attention sur le silence, guettant le moindre souffle de l’enfant.
Un moment passa et il y eut un bruit. Un claquement qui lui parut une explosion dans toute cette immobilité. Cela venait de la porte. Tout au bout. Sa lampe n’éclairait pas jusque-là.
Il hésita puis se résolut à abandonner Marcel quelques instants. Le bruit de ses premiers pas lui sembla un tapage insensé. Alors il ralentit. Il ralentit encore jusqu’à ne plus produire aucun son. Continuellement immobile, il traversa ainsi la longue salle, serrant dans son poing le scalpel de sœur Marie-Pierre.
Mais au bout de la morgue, il n’y avait rien. Rien qui n’ait été toujours là, à sa place. Peut-être le craquement était-il venu de l’autre côté de la double porte. La lucarne toute noire, sur le battant, ouvrait sur un néant glacial. Il sentait qu’approcher son visage pour regarder de l’autre côté était l’imprudence qu’attendait son ennemi, caché derrière. Il était avec Marcel, au royaume des morts et de la peur.
Du métal de sa lampe, au bout de son bras tendu, il poussa la porte. Lentement, le couloir se dessina en formes grises et fuyantes. Le carrelage, les trois marches. D’où le Diable allait-il jaillir ?
Mais le Diable avait choisi de ne pas se manifester. Pas encore. Doucement, Joseph détendit son bras. Dans sa main, il fit tourner le scalpel puis se décida enfin à faire un pas en arrière. Prenant bien garde de ne jamais tourner le dos à la double porte, il revint à la civière, de plus en plus vite.
Les yeux de Marcel étaient ouverts et semblaient débarrassés de leur détresse. Joseph respira profondément.
« Marcel ! Tu es là ! Que s’est-il passé ?
— Ça va. J’ai cru qu’ils m’avaient entendu te parler, mais ça va. Ils voulaient juste que je rouvre la porte. »
Sa voix était affermie, plus courageuse. Joseph se sentit honteux de sa frayeur de gosse. Mais il garda le scalpel dans la main.
« C’était toi, ce bruit à la porte de la morgue ?
— Mais non, voyons ! Je ne suis plus à l’hôpital, Joseph.
— Où es-tu ?
— Nous avons traversé Paris. Ils m’ont emmené dans un immeuble. Ils m’ont fait monter tout en haut et maintenant, on attend.
— Vous attendez ?
— Oui. Ils m’ont fait asseoir sur le palier et ils m’ont dit de ne pas bouger. Mais, eux, ils ne font rien non plus. Il y en a un qui est entré dans un appartement et les autres attendent à la porte.
— Tu sais ce qu’ils attendent ?
— Non, mais ça fait plus d’une journée qu’on est là. Celui qui est entré dans l’appartement, c’est leur chef. Peut-être qu’ils attendent qu’il revienne. Je ne sais pas ce qu’il fait là-dedans. Mais je crois que je sais pourquoi ils ont besoin de moi.
— Pourquoi ?
— Pour ouvrir la porte. Chaque fois qu’un fantôme la referme, ils veulent que je l’ouvre à nouveau. Ils ne peuvent pas le faire eux-mêmes. C’est comme s’ils ne voulaient pas la toucher.
— Sais-tu ce qu’il y a à l’intérieur de cet appartement ?
— Oui. Au début nous y sommes tous entrés. Il y avait un homme couché sur le sol au milieu d’une pièce toute vide, un gros homme barbu qui ressemblait à saint Nicolas. Il dormait par terre. Puis ils m’ont fait sortir et nous avons attendu, longtemps. Mais, juste avant que tu m’appelles, des fantômes sont entrés pour rejoindre le démon.
— Des fantômes ?
— Oui. Comme dans la rue.
— Qu’est-ce que tu appelles des fantômes, Marcel ?
— Ce sont des gens qui n’ont pas de visage. Comme des vêtements qui se baladent tout seuls. Des habits qui se déplacent comme s’ils étaient vivants mais il n’y a rien dedans. Ils ne font aucun bruit et on dirait qu’ils ne me voient pas. »
Joseph ne parvenait pas à imaginer ce monde de conte de fées. Plus Marcel lui parlait, plus il s’éloignait de cet univers de chimères pour retrouver la civière, la lampe et l’odeur de putréfaction.
Une bouffée de fierté lui arracha un sourire. C’était la première fois qu’il parlait à une âme si loin de sa mort. L’expérience était déjà un succès et Marcel en était le héros. Il devrait consigner cela ailleurs que dans son cahier. Le moment était venu de rédiger un article, une publication scientifique. Freud avait eu l’idée d’analyser les rêves de ses patients pour en extraire des symptômes objectifs du mal qui les tourmentait. Joseph devrait lui aussi interpréter le monde enfantin de Marcel pour deviner derrière ces images la réalité physique de l’Au-delà.
« Alors, tu n’as plus peur maintenant ?
— Non, parce que j’ai décidé de me sauver, Joseph.
— Quoi ?
— Oui. J’ai bien réfléchi. Je vais claquer la porte pour les distraire et je vais partir en courant dans l’escalier. Si je les surprends, je pense que je peux arriver jusqu’à la rue. Tu as raison, Joseph, je suis déjà mort, alors qu’est-ce que je risque ? Je m’en fous s’ils me rattrapent. Et puis, ils ne me rattraperont pas. Je suis malin, je saurai trouver une cachette. »
Ses yeux avaient recouvré leur éclat, la même lueur joyeuse qu’ils avaient quand, sur son lit du quatrième, ils préparaient son expédition comme on joue aux pirates.
« Attends ! Ne fais pas ça ! »
Il ne savait pas quoi dire d’autre. Marcel s’enfonçait dans ses histoires de croque-mitaine, dans ce jeu de gendarmes et de voleurs dont il ne voulait pas. S’il n’avait été un enfant, Joseph aurait pensé qu’il perdait la raison. Pour son propre salut, Marcel devait revenir à la Science et décrire simplement le monde qu’il voyait. Joseph ne demandait rien de plus.
« Reste là, Marcel. Reste avec moi, tu n’as pas encore tout dit.
— Non, Joseph. Je ne peux plus rester ici.
— Marcel ! »
Il y eut un vide. Puis un cri sec.
« J’y vais !
— Non ! »
Les yeux s’étaient refermés. C’était trop tard. Joseph bondit et décocha à la civière un coup de pied qu’il tenta de contenir mais qui l’envoya quand même rebondir contre le mur. Le corps inerte de Marcel dodelina mollement, libérant par bouffées ses vapeurs infectes.
« Pourquoi as-tu fait ça, Marcel ? »
Marcel avait coupé la dernière amarre qui le reliait à Joseph et à son monde de raison. Il avait choisi de s’abandonner à ses fantasmes d’enfant.
« Reviens, Marcel ! Je vais t’aider. Tu ne crains rien si tu es avec moi. Je te protégerai ! »
Il brandit le scalpel comme le flambeau de son impuissance et s’en trouva stupide. Il tournait entre les tables de bois, déclamant sa frustration à l’alignement des draps blancs.
« Ça ne peut pas finir comme ça ! Il va revenir ! »
Marcel lui avait à peine laissé entrevoir la salle aux trésors, un monde de révélations et d’informations inestimables. Et il était parti !
De table en table, enjambant les seaux et les brosses, il dissipa à grands pas l’énergie qui bouillait en lui. Mais alors qu’il revenait vers la civière, il lui sembla entendre une voix. Très loin, derrière le mur, derrière une toise de pierre et de ciment, derrière cent lieues de vide et de mort.
« Joseph ! »
C’était Marcel qui l’appelait. Il se précipita. L’enfant criait son nom mais de si loin ! Il l’entendait à peine. Sur les paupières cousues, il devina des yeux en filigrane. Le souvenir blafard du regard de l’enfant.
« Marcel, je suis là ! Où es-tu ? »
Il ne comprit pas la réponse, trop faible, trop lointaine. Des paupières, les yeux s’effaçaient encore. Il cria.
« Marcel, je ne t’entends plus ! Je ne te vois plus !
— … dans la rue… j’ai réussi ! »
Marcel devait sans doute hurler pour qu’il l’entende. C’était peut-être la dernière fois qu’ils pouvaient parler ensemble. Ce n’était pas le moment de se laisser déborder par les sentiments. Il prit un temps pour réfléchir.
« L’immeuble, Marcel ! Quelle est l’adresse de l’immeuble ? Regarde le numéro si tu peux encore ! »
Il saisit la tête du petit cadavre pour mieux coller la bouche de Marcel contre son oreille. L’articulation du cou produisit un crissement et forma un angle presque droit qui lui facilita la tâche.
« Le 5 ? C’est bien ce que tu as dit ? Le 5 ?
— Oui, entendit-il comme du bout d’un tuyau.
— La rue, Marcel ! Vite, la rue ! Va lire la plaque ! »
Il n’entendait plus que son propre souffle. Alors il bloqua sa respiration pour mieux attraper les derniers mots de Marcel.
Quand il emplirait ses poumons de nouveau, ce serait fini. Voilà ce que ressent le noyé dans ses derniers instants. Il ne fallait pas respirer. Pour Marcel. Pour la Science.
Et du fond de la mort, il crut entendre une réponse.
« Galvani ? Tu as dit Galvani ? »
Il n’y avait plus que son souffle haletant dans les miasmes de ce corps d’enfant disloqué. Marcel ne répondrait plus.
5, rue Galvani. Voilà tout ce qui restait de Marcel. L’immeuble des démons qui languissent et des fantômes sans visage. Il fallait qu’il voie ce palier, qu’il ouvre cette porte. Il devait y aller. Tout de suite. Il dormirait un autre jour.
Il s’élança, abandonnant derrière lui la lampe et le scalpel.
« Eh bien, monsieur le curé, où cours-tu ainsi ? »
Il y avait un homme devant la double porte. Joseph fit un écart et bouscula une chaise. Derrière la silhouette, l’ombre du couloir envahissait la pièce. Deux souliers vernis impeccables renvoyaient l’éclat lointain de la lampe, un cuir lustré, sans poussière. À y mieux regarder, dans son cadre noir, l’homme en costume n’avait rien d’inquiétant. Son habit semblait porté par un cintre sans que la chair parvienne à le garnir. Joseph repensa aux fantômes de Marcel. Mais ce fantôme-là, il le connaissait.
« C’est toi, Éloïs ? »
Il l’avait reconnu aussi au chapeau melon toujours vissé sur son crâne.
« Je ne te dérange pas, j’espère.
— Comment es-tu entré ? Le concierge t’a laissé passer ? Il doit bloquer les étrangers normalement.
— Toujours un petit mot aimable, n’est-ce pas ? Tu n’as pas l’air content de me voir. »
Éloïs s’était engagé dans la salle sur un rythme de promenade, lançant un pas derrière l’autre avec nonchalance. Joseph se rappela ses paroles sous les arbres de la place des Ternes. Il était entré au ministère, à la préfecture ou quelque chose comme ça.
En tout cas, il avait déjà adopté la démarche du policier, cet air d’avoir tout son temps, cette façon arrogante de vous parler l’esprit ailleurs en disséquant des yeux votre univers d’indices et de pièces à conviction.
« Tu as l’air surpris de me voir.
— Je croyais que tu étais rentré chez toi avec Lucille.
— Eh bien non, tu vois. »
Il avait atteint la lumière jaune de la lampe et s’approchait de la civière. Joseph le rejoint et fit mine de s’interposer.
Éloïs avait la même bouche que sa sœur, les mêmes lèvres délicates, trop colorées pour un homme. Il avait le même nez étroit, presque fragile, les mêmes cheveux blonds, trop fins, qui ne tenaient pas sans pommade.
Mais ses yeux à lui ne riaient pas. Il s’était fabriqué un regard rectangulaire, un cadre de sincérité factice que trahissaient deux globes oculaires fuyants, deux sphères en mouvement perpétuel comme des aimants en négatif repoussés par le regard des autres. Ses yeux croisèrent ceux de Joseph pour se dérober aussitôt, tournoyer au hasard et venir s’échouer sur le cadavre de l’enfant.
Il tira de sa poche un carré de tissu parfumé et ne parla plus qu’avec ce mouchoir sur le nez.
« Quelle infection ! Depuis quand est mort ce gosse ? N’y a-t-il personne pour aller l’enterrer ?
— Que fais-tu ici en pleine nuit, Éloïs ?
— Rien, je passais. C’est qui, ce gosse ? »
Joseph saisit le bord de la couverture et recouvrit Marcel d’un geste sec.
« Tu m’as suivi depuis là-bas, c’est ça ? Comment as-tu pu savoir que je venais ici ?
— Holà ! Un ton en dessous, père Joseph ! Tu es moins rugueux quand c’est ma sœur qui te rend visite ! »
Il crut bon de conclure par un rire crispé qui sonnait faux, un rire que Joseph reçut comme une insulte.
« Je sortais, Éloïs. Je rentre chez moi. Tu ne peux pas rester ici.
— Alors, tu lui parlais, c’est ça ? »
Il tapota la tête de Marcel, par-dessus la couverture, de son journal enroulé comme une matraque, éloignant son visage pour mieux marquer son dégoût.
« Je ne t’avais jamais vu le faire. C’est donc ça, le miracle de saint Joseph ? Je m’attendais à plus spectaculaire. Il a parlé dans ta tête, c’est ça ? Je n’ai rien entendu.
— Parce que tu m’espionnais ? »
Éloïs lui répondit en riant, encore, comme un mauvais acteur qui n’y croyait pas lui-même. Joseph détestait cette façon qu’il avait toujours eue de parodier l’aplomb et le courage, une manière de se dérober, une lâcheté d’adolescent.
Du bout de son journal enroulé, Éloïs repoussa le bord de la couverture, découvrant des cheveux défaits, un œil cousu de soie, des lèvres blanches.
« Qu’est-ce qu’il t’a raconté, celui-là ? Tu avais l’air de bien le connaître. »
Joseph lui saisit le bras et l’arracha de la civière. Projeté en arrière, Éloïs perdit pied et enchaîna quelques pas d’une danse grotesque pour retrouver son assiette. Joseph avait toujours eu le dessus dans leurs bagarres d’enfants. Par un vieux réflexe maintes fois pratiqué, Éloïs recula encore, levant les coudes pour s’en protéger.
« Qu’est-ce qui te prend, Joseph ? Tu es devenu fou ? »
Sans lâcher son mouchoir, il avait glapi comme une vieille demoiselle. Après tout, la scène était plutôt comique. Ce costume de travers qui tirait sur ses boutons, ces yeux qui rebondissaient sans fin du sol à son visage. Joseph s’avança et lui posa une main sur l’épaule.
« Allons, Éloïs. Je vais oublier que tu m’as suivi jusqu’ici, je vais oublier que tu as écouté aux portes et je vais te laisser rentrer chez toi. Viens me revoir un autre jour, si tu veux. Je serai moins fatigué et je répondrai à tes questions. Pour ce soir, arrêtons-nous là. Je n’aime pas quand on se chamaille ainsi. On fait partie de la même famille.
— Tu n’es pas mon frère. Tu n’es même pas un Bienvenüe », lui cracha-t-il, l’air mauvais.
Joseph serra plus fort et l’entraîna jusqu’au couloir. Il l’emmena ainsi jusqu’au-dehors, le laissant trébucher dans l’obscurité sur les marches et les détours qu’il ne connaissait pas.
Débouchant à l’air frais de la rue, ils continuèrent au pas de course jusqu’à Notre-Dame où un fiacre attendait encore les derniers fêtards du Quartier latin. Il le poussa dans la voiture.
« Voilà ! J’espère que tu as de l’argent. Il est temps de rentrer te coucher à présent. »
Enfin libre de ses mouvements, Éloïs tira sur le col de sa veste, le regard figé droit devant lui.
« Cocher, lança-t-il. Emmenez-moi vite au 5 de la rue Galvani ! »
Joseph s’agrippa à la portière comme pour retenir l’équipage.
« Qu’est-ce que tu as dit ?
— J’ai dit au 5 de la rue Galvani. C’est bien cette adresse que tu marmonnais tout à l’heure, non ? J’ai bien envie d’aller voir ce qui s’y passe. »
Joseph bondit sur le marchepied, voulant crier sans trouver rien à dire. Il voyait bien qu’il n’empêcherait pas cet imbécile d’y aller. En plus, il n’avait pas un sou en poche. À pied, il y arriverait trop tard.
Il rouvrit la portière et s’installa en face d’Éloïs qui lui sourit sans aucun fair-play, de son sourire artificieux. Il réfléchit un instant à ce qu’il pouvait encore faire, crispant ses doigts sur la banquette défraîchie. Puis il lança le poing et attrapa le col d’Éloïs, frappant son épaule au passage.
« Écoute-moi bien. Je ne sais pas quel jeu tu joues et j’ai bien compris que je ne pourrais pas t’empêcher d’y aller. Alors, on va y aller ensemble mais je ne veux plus entendre le son de ta voix ce soir. Tu ne comprends rien à ce que je suis en train de faire ! »
Le visage d’Éloïs avait renoncé à la vanité et retrouvé une expression toute docile.
« Nous ne sommes plus des enfants, Éloïs ! »
Il le repoussa sur son siège le plus fort qu’il put.
« Allez, cocher ! 5, rue Galvani ! C’est mon ami qui offre la course ! »